Corinne Masiero : "L'engagement, c'est ce qui me définit"

L'inimitable interprète du Capitaine Marleau incarne la directrice d'un centre d'accueil de jour pour femmes de la rue dans "Les Invisibles". Une chronique humaine et solaire qui fait écho aux combats citoyens de l'artiste. Rencontre.

Le Journal des Femmes : Après Discount et Carole Matthieu, comment est né ce nouveau projet avec le réalisateur Louis-Julien Petit ?
Corinne Masiero :
Louis-Julien est un ami, nous nous parlons souvent, notamment pour échanger sur ce qui nous choque dans la société, ce qui nous remue les tripes. Un jour, il m'a envoyé un lien vers le documentaire de Claire Lajeunie "Femmes invisibles, survivre dans la rue" en me disant qu'il voulait "l'adapter". Je me suis pris une claque : il y avait tellement de dignité, de beauté et d'humour dans sa façon de raconter ces femmes. J'ai immédiatement dit à Louis-Julien que j'en serais mais que je ne voulais pas refaire Louise Wimmer 2: rejouer une femme précaire aurait desservi le film. Il m'a alors proposé d'être du côté des travailleuses sociales qui ne sont pas aidées à aider les autres.

Les Invisibles, ce sont aussi elles…
Corinne Masiero : Lors d'une projection à Grenoble, des accueillies nous ont dit qu'avec le film, elles avaient réalisé l'abnégation des assistantes sociales qui travaillaient dans le centre pour SDF dans lequel elles se rendaient régulièrement. Etre travailleur social de nos jours est un sacerdoce et peu de gens en ont conscience. Ces femmes -et ces hommes- sacrifient souvent leur vie privée pour aider les autres : ils méritent qu'on leur donne enfin la place qui leur revient, qu'on leur donne un visage et une voix.

La comédie était-elle finalement le seul moyen d'aborder cette histoire ?
Corinne Masiero : Sans aucun doute. La plupart des accueillis ou des gens en situation difficile utilisent l'humour et l'autodérision comme dernier rempart contre le désespoir. Dans le film, les femmes SDF sont toutes jouées, ou presque, par des femmes ayant connu la rue ou des situations de grande précarité. Toutes sont drôles, lumineuses, belles, généreuses. Il est d'ailleurs important de préciser que ce sont des actrices à part entière, comme Audrey Lamy, Noémie Lvovsky, Déborah Lukumuena ou moi. Ce ne sont pas  des "non professionnelle" comme je le lis trop souvent : elles ont mis de la distance entre elles et les personnages qu'elles incarnent.

Vous considérez-vous comme militante ?
Corinne Masiero : Je suis une personne engagée. Pas une actrice engagée. Actrice, c'est mon boulot. L'engagement, c'est ce qui me définit en tant qu'individu. Et, moi, j'ai choisi la lutte active. Je fais partie de la section "bourrin" des interluttants du Nord qui se bat pour le droit des intermittents et, de manière générale, je n'ai pas peur de monter sur des toits, de bloquer des lieux ou de l'ouvrir en assemblée générale. Mais je comprends que cette voie ne corresponde pas forcément aux autres. Toute lutte a besoin de militants avec des personnalités et des compétences différentes. On le voit d'ailleurs chez les gilets jaunes : ils viennent d'horizons très divers. Le danger, c'est de laisser la parole et les actes à un groupe de gens qui se ressemblent et qui analysent les faits à travers un prisme unique.

Les Invisibles luttent justement contre cette idée…
Corinne Masiero : Absolument. Le film ne met personne à l'index mais nous dit "Faisons chacun avec nos possibilités". Quitte à franchir les limites pré-établies : les lois sont faites pour évoluer avec la société. Et c'est aussi ce que nous montre le film avec humour.

Vous avez évoqué dans la presse votre passé difficile, entre addictions et grosses galères. Cette histoire résonnait-elle en vous de manière particulière ?
Corinne Masiero : Bien sûr. Les accidentés de la vie ne finissent pas forcément à la rue pour des questions économiques : cela résulte aussi souvent de drames personnels qu'on évoque finalement assez peu. Il était important pour moi qu'à travers ces personnages de femmes de la rue, le film aborde par exemple les thématiques de l'inceste, de la violence faite aux femmes, de la prolophobie.  Quand #Metoo a surgi, on a scruté la façon dont les femmes sont représentées et on a réalisé que beaucoup d'histoires étaient contées à travers un filtre masculin. C'est la même chose pour la prolophobie: la plupart des cinéastes, producteurs et acteurs sont des gens d'origine bourgeoise. Je ne les condamne pas, ils font avec ce qu'ils sont. Mais j'aimerais aussi qu'on laisse la possibilité à ceux qui ont un parcours différent de raconter leurs histoires.

C'est pour cette raison que vous avez monté un spectacle avec Adolpha Van Meerhaeghe qui joue l'une des accueillies dans le film ?
Corinne Masiero : Totalement. Nous avons adapté sur scène un livre dans lequel elle raconte sa vie de femme battue, l'alcoolisme, la prison. Nous le jouons ensemble. Cela s'appelle "Une vie bien rEnger ". C'est un autre vécu, un autre regard que je tiens à défendre.

Vous avez aussi un projet d'éco-lieu : le Pataclown. Pouvez-vous en parler ?
Corinne Masiero : C'est une envie que j'ai depuis 10 ans : monter un lieu qui serait à la fois une "maison de retraite" pour artistes ne pouvant plus exercer leur métier mais aussi un lieu intergénérationnel d'éducation et de culture populaire, de partage de savoirs, d'accueil pour des réfugiés, des sans papiers, des mômes de la rue... Un lieu le plus indépendant possible, en terme d'énergie et d'alimentation, avec l'accent mis sur la permaculture. Nous sommes une grosse dizaine à la tête de ce projet mais nous cherchons encore l'endroit où nous installer. Ce n'est pas évident car nous tenons à limiter au maximum les ingérences. Nous participons tous financièrement à hauteur de nos moyens mais aucune voix ne compte plus que l'autre dans les décisions que nous prenons. Nous voulons créer un endroit qui montrerait qu'un autre monde est possible.

Les Invisibles, au cinéma le 9 janvier 2019