Conversation avec Inès de la Fressange, éternelle enjouée
Tout ce qu'elle touche marche à goût sûr. Aussi à l'aise sur une plage en Camargue que dans un studio de création, Inès de la Fressange signe une 13ème collection inspirée pour Uniqlo. L'occasion pour nous de refaire le monde et la mode avec l'icône qui a le chic d'être aussi franche que sympathique.

Inès de la Fressange n'est pas une personnalité comme les autres. Quand on la rencontre, au terme d'une journée où se sont succédés les journalistes du monde entier, il a beau faire déjà nuit en ce froid mois de janvier, la chaleur règne. Habituée des lieux depuis déjà 13 saisons, elle accueille chaque visiteur dans le showroom Uniqlo comme son invité. Tout dans son attitude bon chic, bonne ambiance, indique qu'il ne s'agit pas de se plier à un exercice, mais bien de faire connaissance, à bâtons rompus. Pour cette dernière capsule, elle a emmené l'équipe japonaise de la marque dans sa région de cœur, la Camargue, et nous ouvre bien volontiers le sien pour parler de ses projets qu'elle trouve tous plus "irrésistibles" les uns que les autres. Mais également pour évoquer avec franchise cette mode qui change et la fameuse Parisienne bien mise à l'épreuve. Entière et pas réfractaire, joueuse et délicieuse, elle nous convainc de reprendre une bonne dose d'Inès pour la décennie qui s'entame. Rencontre.
Le Journal des Femmes : Un magazine, une box, en plus de votre newsletter, vos collections pour votre propre marque, Roger Vivier, une réédition de votre célèbre guide et cette 13ème collection pour Uniqlo... Ça représente beaucoup d'actualités pour une seule personne !
Inès de la Fressange : Effectivement, mais en fait, ce ne sont que des projets irrésistibles. Par exemple, quand on a fait le livre sur les Parisiens avec le photographe Benoît Peverelli, j'ai fait tout une liste de gens que je connaissais, y compris les copains de mes enfants, j'ai adoré cet exercice. Pour le magazine, j'ai eu carte blanche. Ils l'ont lancé le premier jour de grève. Je me suis dit "bon, ben on oublie". Et en fait, ils en ont vendu 30 000 la première semaine, un truc énorme. En plus, j'ai encore photographié mes copains !
"La Parisienne, elle ne roule pas sur l'or, elle se démerde et elle a un bon petit look."
Mais tous les ans au 1er janvier, je décide que je vais lever le pied et glander, "chiller" il faut dire, maintenant. Je me dis que c'est important de prendre du temps, la sérendipité, tout ça… Généralement j'arrive dans mon bureau et je dis à mon assistante "Cette année, on ne fout rien !" Et tous les ans elle me dit "Tu me dis chaque année la même chose..." Mais en fin de compte, je ne fais que des trucs vachement bien.
En fait, ce ne sont que des opportunités de copains ?
En fait, c'est ce qu'on apprend, en une vie professionnelle : tout est possible et tout est intéressant avec des gens que l'on admire ou aime bien. Si un décorateur quelconque m'avait proposé de faire un livre, sans aimer son travail, ni la personne, ça aurait été un flop et ça n'aurait pas été humble de le faire. Il y a un moment où l'on apprend aussi à dire "non". Il n'y a pas très longtemps, une maison d'édition voulait faire un livre sur moi. Finalement je le sentais pas et j'ai dit "non". J'étais soulagée et ravie ! Il faudrait faire la liste des trucs que l'on refuse. Garder son énergie pour les choses qui nous amusent, les choses qu'on aime, ou alors les gens qu'on peut aider.
C'est le 13ème volet de votre collaboration avec Uniqlo. Comment on se renouvelle au bout de douze collections ?
On ne se renouvelle pas. On a tous des obsessions. Moi j'ai quinze pulls bleu marine à la maison, si un psy arrive, il m'enferme tout de suite ! On a toutes tendance à acheter toujours la même chose, à rêver d'une pièce en particulier. Ou même à acheter des choses que l'on ne va pas porter, parce que c'est la femme que l'on aimerait être, que l'on imagine qu'on va être. Idem pour les stylistes. Vous pouvez observer que 10, 20 ans après leur première collection, les mêmes choses reviennent. J'ai toujours l'obsession du blazer bien coupé, de la tenue un peu tropicale qui se chiffonne, des grandes liquettes…

Et puis, il y a la mode. La mode, ça ne se contrôle pas, ça s'impose tout seul. Quand j'ai commencé avec Uniqlo on faisait des toutes petites vestes assez courtes avec des emmanchures hautes, alors que maintenant, à chaque fois, on agrandi, on rallonge. À force de voir des pièces de la marque Vetements qui nous paraissent absurdes, ça nous rentre dans la tête. On donne une ampleur aux choses. Il n'est plus question de mettre ces petites vestes, j'ai l'impression que c'est la garde-robe de quelqu'un d'autre.
On est quand même dans une époque très sportswear, quelle a été votre façon de conjuguer cette mouvance ?
L'idée de faire des tenues de sport me rasait un peu. Alors quand Naoki (le styliste d'Uniqlo NDLR) m'a parlé des prochains Jeux Olympiques au Japon, j'ai dit :"Imaginons des JO en 1920, avec le côté Suzanne Lenglen, Les Chariots de feu". Puisque tous les gens sont habillés en sport maintenant, autant accepter la chose. Mais pourquoi ne pas le faire en version sophistiquée ? Donc on trouve dans la collection un pull de sport qui fait années 20-30, beige et vert foncé ou un polo zippé. Dans le fond, ce qui m'amuse, c'est de mélanger les choses qui ne vont pas ensemble. J'aime bien l'idée de jouer avec les vêtements.
Finalement, il s'agit de laisser sa place au style propre aux gens ?
Oui, mais on les aide avec des bonnes pièces. Un peu comme en cuisine, j'imagine, bien que ce ne soit pas mon fort. On leur donne des bons produits. De toute façon, il faut que ce soit simple, parce qu'ils n'ont pas de temps et n'ont pas beaucoup d'argent. Il faut que tout soit très lisible et se mélange allègrement. En fait, je suis persuadée que les gens ont plutôt bon goût. Ce qui part en premier, c'est ce qu'il y a de mieux, ce que je préfère. Pas de surprise !
Cette saison, vous emmenez Uniqlo en Camargue, une région françaises qui possède encore une tradition vestimentaire, qui plus est chérie des artistes, et revient régulièrement dans l'histoire de la mode. On pense à Lacroix, Jacquemus...
...Picasso, Lindbergh. C'est vrai qu'il a des modes de la Provence. Mon but, c'est de montrer aux Japonais qu'il n'y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Elysées en France, donc je les y ai emmenés. Je leur ai expliqué que c'était un pays plein de peintres d'écrivains et de traditions. Cézanne, Van Gogh,Gauguin, Hemingway, Henry James… Une liste assez longue de gens ont été séduit par la région. Je leur ai parlé de cette notion de tradition que les Japonais adorent. On faisait du repérage dans Arles. On contourne les arènes et on tombe sur des gardians et des provençales assises en amazone sur leurs chevaux. Ils étaient comme des fous ! Si on voyait un spectacle de samouraï en tenue on serait fascinés aussi. En fait, les étrangers ne connaissent pas tout ce patrimoine, cette culture.
Qu'est-ce qui plaît justement dans cette culture ?
La Camargue, c'est un endroit sauvage, préservé et authentique, qui a un côté universel. La mer, le sable, les chevaux, ce sont des choses qui appartiennent à plein de pays. Mais à la fois, c'est vraiment une parenthèse unique et particulière. La douceur de la Provence, où règnent les cyprès, les champs de tournesol, les oliviers,.. Et paf ! Tout d'un coup, on arrive là, à la mer et la lumière est différente. Quand on va à 6h du soir sur la plage faire une photo, c'est magnifique. Peter Lindberg l'avait bien compris, d'ailleurs la plupart de ses grandes photos ont été faites là.
Il y a plein de beaux endroits en France, il suffit de sortir de l'autoroute. Mais la Camargue, c'est époustouflant ou rien. Je pars shooter la campagne avec l'équipe photo, j'étais dans un état lamentable avec 39 de fièvre. Je prends un cheval, je pars au galop… ça a duré 10 minutes, la photo a été prise, elle est top. Dans un joli haras en Normandie ça aurait pris beaucoup plus de temps (rires).
Après la Camarguaise, la Parisienne. Cette figure que vous incarnez a été bousculée par des féministes ces derniers temps, accusée d'imposer une représentation, un dogme dans lequel toutes ne peuvent pas se reconnaître. Qu'est-ce que vous pensez de ces questionnements ?
Pour vous dire la vérité, "la Parisienne", c'était pas un sujet qu'on évoquait, dans le temps. En tout cas, pas en France. En revanche, partout à l'étranger, on me parlait sans arrêt de "la Parisienne". Alors j'essayais d'avoir un texte intelligent, je disais :"Vous savez, l'Italienne est très élégante aussi, les Sud Américaines, et regardez les Indienne, en Sari, comme elles sont belles et élégantes". Je sentais un peu de déception.

Et puis, un jour, j'étais à Miami dans un aéroport, mon avion était en retard et j'ai vu passer des looks pas possibles, genre des chaussettes dans des claquettes de cure avec un blazer. Maintenant ce serait très tendance ! Mais à l'époque je me suis dit : "On ne verrait jamais ça en France". J'ai observé mes copines qui généralement ne roulent pas sur l'or et se débrouillent avec un pull trouvé chez Monoprix, une ceinture, un machin hérité de leur grand-mère et se font un petit look sympa. Et je me suis fait la réflexion : "Si, elle existe, quand même, cette Parisienne".
J'ai bien précisé dans mon livre : je suis à moitié argentine, j'ai une famille tchécoslovaque, colombienne, polonaise, je suis une Française car issue de plein de sangs mélangés et j'ai été Marianne. J'ai vécu toute ma vie à la campagne, mais on me considère à l'étranger comme étant "la Parisienne". Je ne dis pas que c'est mieux ou moins bien. Être Parisienne, c'est un état d'esprit, une vision des choses qui fait que l'on peut avoir une paire de lunettes qui coûte beaucoup plus cher que tout son look réuni. Un sac de valeur qu'on met avec des baskets. Tout ce truc qui est évident pour nous, que l'on ne décortique pas. Vous n'allez pas me dire "Incroyable, j'ai trouvé un t-shirt génial alors que j'allais acheter des surimis", ce n'est pas un tel miracle, ça nous est tous arrivé. Alors que pour une étrangère qui peut s'acheter des vêtements de marque, il est hors de question d'aller trouver de quoi s'habiller chez Target.
Ce n'est justement pas du tout une figure clivante. La Parisienne c'est pas cette dame qu'on imagine en capeline descendant l'avenue Montaigne genre Pretty woman avec des sacs. Au contraire ! La Parisienne, elle ne roule pas sur l'or, elle se démerde et elle a un bon petit look. Je n'ai pas besoin de préciser si elle est noire ou d'origine maghrébine, parce que je considère justement que la France est une terre d'accueil, que Paris est nourrit par toutes ses populations. Et ma famille la première. Donc je n'ai jamais eu cette façon de voir les choses. Et puis Je pense que le nom "La Parisienne" a quand même été utilisé pour leur bouquin, et utiliser le terme, c'est reconnaître qu'elle existe un peu.
La mode est également traversée, à juste titre, par des questionnements écologiques. Avez-vous des gestes pour une mode raisonnée ?
J'ai toujours tendance à utiliser du coton, du lin, du cachemire, des matières de bonne qualité qui se conservent et s'esquintent joliment. La veste que j'ai (un blazer en lin de la collection, ndlr), plus elle sera vieille, plus elle sera belle. A mon avis c'est assez éco-responsable de garder les choses, d'éviter la sur-consommation. Je conseille depuis toujours d'avoir peu, mais bien. J'ai aussi l'impression que les jeunes veulent pas sur-consommer comme les générations précédentes -ok boomer- (rires). Nous, dans les années 70 ou 80 on était beaucoup plus "shopoholic", on s'achetait une paire de boucles d'oreilles en toc, qu'on allait porter quelques semaines. Les jeunes gens ont plus envie d'un nouvel ordinateur ou d'un voyage que d'accumuler des tonnes de fringues. De toute façon, ils n'ont pas la place. Et puis, je crois qu'ils arrivent à comprendre que le bonheur n'est pas dans l'accumulation. Les nouveautés, c'est gai, je ne renie pas notre frivolité, c'est joyeux. Mais je crois que la mode a tué la mode.
Comment vous la voyez, à l'avenir ?
Il faudrait bien qu'il y ait une conscience environnementale et un passage à l'action, parce que pour le moment, ce ne sont que des paroles. Je me rappelle quand les hommes d'affaire se sont tous réunis pour dire qu'il ne fallait plus mettre des mannequins rachitiques sur les podiums. Ils ont fait tout un foin là dessus et puis la saison d'après, il y avait de nouveau des squelettes. C'est très très agaçant quand ils sont pleins de bonnes pensées. À un moment donné, ça ne sert à rien d'être tout bien habillé avec des belles voitures si c'est pour être dans un nuage de pollution. Je crois que c'est impossible de pas réagir. Les entreprises ont toujours peur pour leurs employés, mais j'imagine que les loueurs de calèche ont dû aussi s'inquiéter de l'arrivée des voitures. Les choses changent.
Collection Inès de la Fressange X Uniqlo, dès le 23 janvier en magasins et sur www.uniqlo.com