Dressage, Banquet couché, Gastrodiplomatie... aux "Tables du Pouvoir" du Louvre-Lens
Co-commissaires de l'exposition "Les Tables du Pouvoir" à découvrir au Louvre-Lens jusqu'au 26 juillet 2021, Zeev Gourarier et Hélène Bouillon nous éclairent sur les us et coutumes perpétués depuis des millénaires autour de la table. Entre protocole et convivialité, comment recevoir autour d'un repas (et manger) est-il devenu un art au fil des siècles ?

De quand datent les premiers banquets de l'histoire et que célébraient-ils ?
Hélène Bouillon : On situe vers 3 000 av. J.-C. le tout premier banquet dont on a une représentation. Il s'agit d'un vase monumental conservé au musée national d'Irak à Bagdad qui représente le roi-prêtre, c'est-à-dire un roi qui a une fonction sacerdotale très importante, de la toute première cité-état d'Uruk dans le sud de l'Irak actuel. Ce vase représente la rencontre entre le roi-prêtre et la divinité tutélaire de la ville d'Uruk, la déesse Inanna. C'est la première représentation d'un banquet, d'un repas protocolaire. Tout au long du IIIe millénaire, les banquets représentés en Mésopotamie sont des banquets liturgiques avec le roi accompagné de ses proches qui célèbre les dieux. On leur propose de la nourriture, puis il y a une répartition de ce que les dieux ont mangé, ou du moins humé, entre les personnes les plus importantes du royaume.
Les Grecs mangeaient-ils vraiment allongés dans l'Antiquité ?
Hélène Bouillon : A partir du VIIe siècle, la mode du banquet couché apparait chez les Grecs, mais c'est avant tout un banquet d'élite, pratiqué notamment dans les grandes familles aristocratiques. On trouve une première représentation du banquet couché en Mésopotamie, on y voit le roi d'Assyrie Assurbanipal en train de banqueter pour célébrer une victoire militaire. A partir de là, les Grecs vont reprendre cette mode qu'ils vont diffuser dans le monde méditerranéen, via les Étrusques puis chez les Romains. Jusqu'à la fin de l'époque romaine, on banquètera couché chez les élites tandis que les gens de la campagne, les paysans continuent de manger sur des sièges et attablés.
"Lever sa coupe est très tôt associé à la convivialité"
Quelles coutumes parmi les plus anciennes sont parvenues jusqu'à nos tables ?

Zeev Gourarier : Si on ne mange pas du tout de la même façon que les souverains d'Égypte ou que les citoyens Grecs, une chose s'est perpétuée : le lavement des mains. En revanche, le banquet de mariage va reprendre beaucoup de choses du modèle aristocratique, comme le dais nuptial, le chemin de table inspiré du surtout, la pièce montée qui reprend les fabuleuses pyramides de fruits du roi Soleil, le service de table offert en cadeau aux mariés…
Hélène Bouillon : Lever sa coupe est très tôt associé à la convivialité, on le voit chez les anciens mésopotamiens puis dans tout le Proche Orient. La bière est alors la boisson de tous les jours, aussi bien chez le peuple que chez le roi (on a tendance d'ailleurs à boire plus de bière que d'eau puisqu'ayant fermenté elle est plus sûre à boire sanitairement), soit du vin qui est une boisson luxueuse réservée aux élites, parce qu'elle est chère à fabriquer.
Certains objets ont-ils disparu de nos tables ?

Hélène Bouillon : Le Bezoard et le languier, que l'on retrouve dans l'exposition, rappellent la crainte que l'on avait des poisons depuis l'époque médiévale. Le bézoard apparait dès le XIIe siècle comme un nouveau contrepoison lors des repas des princes. Le languier est une pièce d'orfèvrerie doté de dents de requins susceptibles de détecter les poisons. L'exposition présente également deux cuillères démontables, qui se transforme en un petit sifflet, sans doute pour appeler les serviteurs, mais également en gratte-langue, en cure-dent et un cure-oreille, ce qu'aujourd'hui on n'utilise plus à table !
L'art de se mettre à table a toujours été lié au protocole ? N'y a pas eu des moments où la convivialité a pris le pas ?
Hélène Bouillon : Nous voulions montrer à travers le parcours de l'exposition à quel il y a toujours un équilibre entre hiérarchie et convivialité, même si à certaines époques le protocole a pris le dessus, à d'autres on privilégiait la convivialité. Dans la haute antiquité, c'est le principe hiérarchique qui va fonder le protocole alors qu'à l'époque grecque ou sous Louis XV qui en a marre du protocole très pesant du grand couvert mis en place par son grand-père Louis XIV, arrive le banquet plus convivial et plus égalitaire. C'est ce banquet plus égal et convivial qui est pratiqué à l'Élysée à l'heure actuelle. On y sert à tous les convives le même plat en même temps, et il n'y a pas véritablement de place de choix en dehors bien évidemment du président et de celui qu'il reçoit.
Qu'est-ce que le service à la française, pourquoi a-t-il été remplacé par le service à la russe ?

Hélène Bouillon : Le service française est la suite de ce qui est proposé à l'époque médiévale, c'est-à-dire un repas divisé en trois ou quatre services successifs, parfois plus. Les plats sont présentés simultanément et répartis symétriquement sur autant de tables que nécessaire et les convives les plus importants sont servies en premier. Passé de mode, le service à la française laisse la place au service à la russe au XIXe siècle. C'est un ambassadeur de Russie, se plaignant de manger toujours froid et jamais la même chose que son voisin dont il aurait préféré le plat, qui aurait apporté ce nouveau protocole en France qui consiste à servir le même plat à tous les convives.
La salle à manger a-t-elle toujours existé ?
Hélène Bouillon : A l'époque des châteaux médiévaux, il n'y a pas de salle dédiée au banquet et on va manger, en fonction du nombre de convives dans des salles différentes. D'ailleurs, dans la plupart des cas, les banquets prennent place dans les cours des châteaux où on dresse des tables, c'est de là que vient l'expression "dresser la table", on dresse des tables sur des tréteaux, on y met des nappes et puis voilà ! La véritable salle à manger telle qu'on l'entend à l'heure actuelle, c'est celle qui est créée pour Louis XV à Versailles avec une table ronde qui devient véritablement une table à manger.
Qu'est-ce qui fait la renommée des arts de la table à la française ?

Zeev Gourarier : Deux choses, ce qu'on met dans l'assiette et l'assiette elle-même, autrement dit, les industries du luxe, en particulier les manufactures de Sèvres ou de Limoges, les cristalleries de Saint-Louis ou de Baccarat, ou encore des orfèvres comme Puiforcat, qui continuent de développer de très beaux services de table réputés dans le monde entier. Et puis la gastronomie, qui n'est pas une invention italienne mais une invention française. C'est vraiment la France qui développe la gastronomie. Le restaurant, outil par lequel la haute gastronomie se constitue au XVIIIe siècle est une invention française. Donc à partir du moment où la France a inventé énormément de choses dans le domaine de la gastronomie et des arts de la table, elle reste un modèle, pas le seul, mais l'art de vivre à la française reste une référence.
La Palais de l'Élysée fait-il encore appel à la création contemporaine ?
Hélène Bouillon : C'est ça qui est intéressant, le Palais de l'Elysée utilise encore des services anciens que l'on peut voir dans l'exposition, le service aux Oiseaux, le service des Petites vues de France, qui met à l'honneur le patrimoine du pays, ainsi que le service aux Fleurs, réservé à la dégustation de fromage. D'autres service ont été commandés par les Présidents depuis la Troisième République afin d'enrichir le patrimoine français, à l'image du service Pimprenelle créé pour l'Élysée au tout début du XXe siècle, mais aussi des créations contemporaines avec le service du millénaire pour Jacques Chirac ou le service Bleu Élysée pour Emmanuel Macron.
Qu'est-ce que la gastrodiplomatie ?

Hélène Bouillon : C'est la façon dont on honore nos invités tout en mettant en valeur ce qui fait la richesse de la France, c'est-à-dire sa gastronomie, qui passe avant tout par les fabuleux produits du terroir français et par la manière de recevoir ses hôtes pour les honorer.
Zeev Gourarier, conservateur général du patrimoine, commissaire général de l'exposition.
Hélène Bouillon, conservatrice du patrimoine, cheffe du service des expositions et des éditions du musée du Louvre-Lens, co-commissaire de l'exposition.
Notre coup de cœur culture...
Exposition Les Tables du Pouvoir au Louvre-Lens
du 19 mai mars au 26 juillet 2021
Ouvert tous les jours de 10h à 18h, sauf le mardi
Gratuit pour les - de 18 ans
18-25 ans : 5 € / tarif plein : 10 €
Louvre-Lens
99 rue Paul Bert, 62300 Lens
T: +33 (0)3 21 18 62 62