Stephan Streker : "Le pire ennemi que l'on rencontre dans sa vie, c'est soi-même"
Après le très salué "Noces", Stephan Streker revient au drame avec "L'Ennemi", au cinéma le 26 janvier. Le réalisateur belge permet à Jérémie Renier de puiser au fond de ses tripes pour incarner le chagrin, l'incompréhension et le doute ravageur en devenant un homme politique incapable de se souvenir s'il a tué sa femme. Interview avec un réalisateur capable, lui, de filmer sans juger.

"Savoir si l'on est face à un bon ou un mauvais film n'est pas la question. Nous sommes deux pour faire le film, l'émetteur, moi, et le récepteur, le spectateur. Il s'agit plutôt de voir s'il y a une connexion entre nous." Par sa description de l'expérience cinématographique, Stephan Streker révèle l'essence de ses films. Le réalisateur belge n'est pas là pour imposer sa vision, mais pour soumettre une interprétation de la réalité, passée au crible de son écriture et de sa mise en scène. C'était déjà le cas avec Noces, drame mené d'une main de maître sur le mariage arrangé. Avec L'Ennemi, en salles le 26 janvier, le cinéaste complique l'affaire en entraînant son "récepteur" dans un thriller aux confins de l'esprit d'un homme perdu. Ce deuxième long-métrage est librement inspiré de l'affaire Wesphael, qui fut retentissante en Belgique. Dans cette fiction, le politicien Louis Durieux, très grand Jérémie Renier, retrouve sa femme morte dans leur chambre d'hôtel d'Ostende, en Flandre. Le potentiel futur Premier ministre voit dans cette scène terrible le résultat d'un suicide, mais l'enquête n'écarte pas la possibilité d'un meurtre. Le voilà suspecté d'avoir tué celle qui partage sa vie, sans être capable de retrouver la mémoire sur les événements. Tout le film repose sur cette incertitude, dopée par nos a priori et nourrie par une mise en scène pensée pour nous faire douter. La remise en question est au cœur de cette expérience troublante. En évoquant ainsi les nuances de vérité, Stephan Streker signe un fascinant film de procès sans procès. Entretien.
Comment vous est venue l'idée d'un film inspiré de l'affaire Wesphael ?
Stephan Streker : L'idée m'est venue le jour où une personne très intelligente, que je connais bien, m'a démontré pourquoi il était certain que cet homme politique était innocent. Cela m'a tellement interpellé, que j'en ai parlé à une autre connaissance, également très au fait de cette histoire, qui m'a répondu avec une démonstration tout aussi brillante pourquoi le même homme était coupable. Je me suis rendu compte que ces deux certitudes en disaient plus sur les personnes qui parlaient que sur l'affaire en question. Il m'a alors semblé intéressant de faire un film où les certitudes viennent de l'extérieur, alors que l'on s'intéresse au personnage central sans savoir exactement ce qui s'est passé. Louis Durieux est entouré de gens qui sont sûrs pour lui. Cela me permettait une réflexion sur la vérité, sur l'intime conviction, sur le doute et les certitudes. Je pouvais raconter une grande histoire d'amour qui devient destructrice, faire un film à Ostende, ma ville belge préférée, en intégrant James Ensor, mon artiste belge préféré connu pour ses masques. Enfin, je pouvais aussi faire un film sur la Belgique.

Pourquoi avoir penché du côté de la fiction, en vous écartant de l'affaire réelle ?
Stephan Streker : Je me suis éloigné de l'affaire Wesphael parce que je voulais être libre. J'étais intéressé par le substrat : un homme politique accusé d'avoir assassiné son épouse, retrouvée morte une nuit. Est-il coupable ou innocent ? Personne ne le sait et peut-être lui non plus. Le personnage de Pablo, le codétenu incarné par Felix Maritaud, est par exemple une pure fiction. Le fils aussi, tout comme les hommes de la prison. J'ai gardé seulement ce qui m'intéressait, comme la ville d'Ostende. J'ai choisi que les événements aient lieu dans un autre endroit, à l'hôtel les Thermes. Je me suis toujours dit que ce lieu était inventé pour le cinéma. J'ai pour obligation de rappeler que ce n'est pas l'affaire Wesphael, que c'en est très lointainement inspiré. Changer les noms et les situations était très assumé.
En parlant des personnages secondaires, comment êtes-vous parvenu à leur donner une telle profondeur en si peu de scènes ?
Stephan Streker : C'est une importance cardinale. Pour moi, les seconds rôles n'existent pas, ce sont juste des personnages que l'on voit moins longtemps dans le film. Il est indispensable de vraiment bien les écrire. Le seul acteur auquel j'ai pensé pendant la rédaction du film est d'ailleurs le comédien flamand Sam Louwyck, qui incarne un homme que va croiser Louis Durieux en prison. Tout ce que dit son personnage est ce que je pense. Il y a deux moments où c'est moi qui m'exprime : celui-là et celui lorsque le fils fait le procès de son père. Aussi, je trouvais ça intéressant de mettre Felix Maritaud dans un personnage rompu à la détention face à un homme politique accusé de quelque chose de grave, étranger à ce milieu. C'était une manière de recréer la lutte des classes dans l'espace clos de la prison.
"Jérémie Renier était totalement dédié, envoûté, possédé"
En quoi Jérémie Renier était-il le comédien idéal pour Louis Durieux ?
Stephan Streker : Je n'ai pas écrit en pensant à lui, mais quand j'ai eu fini, c'était une évidence. En Belgique francophone, tout le monde se connaît et pourtant nous ne nous étions jamais rencontrés ! Nous étions tous les deux étonnés de cette situation. Quand je l'ai appelé, il m'a dit avoir adoré Noces, que c'était une référence pour lui. Il m'a recontacté le lendemain matin après avoir lu le scénario de L'Ennemi. Notre collaboration a été aussi rapide et magique que cela. Il était totalement dédié, envoûté, possédé. Il a accepté immédiatement l'amaigrissement que je lui demandais.
Pourquoi cette transformation physique était-elle nécessaire à vos yeux ?
Stephan Streker : Parce que c'était un personnage bouffé de l'intérieur et que physiquement, perdre du poids est ce qui vieillit le plus. Quelqu'un de trop mince prend un coup de vieux. Le fait d'être si maigre donnait beaucoup d'énergie à Jérémie. Il a proposé énormément sur le tournage. J'exige que les comédiens connaissent exactement leur texte. Ils peuvent tenter d'autres choses, mais ils doivent y revenir immédiatement si ça ne me plaît pas. Jérémie dit souvent que le film est organique, je suis très d'accord avec ça. On lui doit tout ce qui est de l'ordre de la physicalité. Il a adoré cette expérience, il a tenu. Je crois que ce défi l'a fasciné.
Comment avez-vous trouvé la juste dose pour qu'on n'arrive pas à condamner vraiment Louis Durieux ?
Stephan Streker : Tout le plaisir de l'écriture venait de ça. A chaque fois que j'ajoutais un élément qui plaidait pour l'innocence de Louis, j'en rajoutais un qui faisait pencher pour sa culpabilité. J'ai joué avec cet équilibre parce que le cinéma le permet. Par exemple, on pouvait être beaucoup plus objectifs avec les caméras de surveillance, mais en même temps c'est de la fiction et ce sont nos caméras de surveillance...

Toujours sur l'équilibre, vous auriez facilement pu tomber dans le cliché de l'amour toxique et du si mal nommé "crime passionnel". Comment avez-vous évité cet écueil ?
Stephan Streker : J'estime que la cause de la femme est la cause juste du XXIe siècle. Considérer que la moitié de l'humanité devrait avoir moins de droits est si débile, que ça se passe d'explication. Quand on défend une cause juste, on a une grande responsabilité. Ce n'est pas parce que la cause est juste que dans un cas particulier, on doit balayer ce qui est de l'ordre du doute ou des incertitudes. C'est justement là notre responsabilité. Je n'ai jamais compris comment on osait parler de "crimes passionnels". Comment a-t-on pu, dans l'histoire récente de la justice, considérer que l'aspect passionnel d'un crime pouvait être une circonstance atténuante ? C'est inimaginablement choquant. Je n'ai pas de mots face à cela. Tout comme le crime d'honneur est un scandale absolu. C'était important de ne pas faire de Maeva une manipulatrice. Elle est un personnage de pure fiction, totalement victime... d'un meurtre ou d'un accident, ça je n'en sais rien. Le drame de Maeva pour moi, est d'être un être humain qui n'a pas été capable de dire "non". Au début du film, on se dit qu'ils doivent avoir le courage de se quitter. Maeva devrait partir, mais elle n'en est pas capable. Lui ne veut pas qu'ils se séparent.
Alma Jodorowsky est capable d'être solaire et mystérieuse à la fois. C'est pour cela que vous l'avez choisie ?
Stephan Streker : Je ne la connaissais pas du tout, c'est une suggestion de Jérémie Renier, tout comme Emmanuelle Bercot dans le rôle de l'avocate. Alma m'a totalement séduit pendant les essais. Plus qu'une actrice, elle est une artiste. Elle chante, elle est mannequin, mais aussi réalisatrice. C'est une personne rare et exceptionnelle. L'alchimie avec Jérémie a totalement marché. Cela me fait penser à une phrase de Krishnamurti : "La plus haute forme d'intelligence humaine est la capacité d'observer sans juger." Il aurait pu être conseiller artistique sur le film (rires) !
Qui est "l'ennemi" ?
Stephan Streker : Bien comprise, cette notion est assez simple. Le pire ennemi que l'on rencontre dans sa vie, c'est soi-même. Je le pense très fort. L'élévation spirituelle consiste à le comprendre et à l'appréhender. Grâce à elle, peut-être alors que l'on peut devenir son propre meilleur ami. Le juste titre serait "l'ennemi intime", mais "l'ennemi" est artistiquement plus beau.