Déborah Lukumuena : "Je suis de nature révoltée"

Dans "Les Invisibles" de Louis-Julien Petit, Déborah Lukumuena interprète le personnage compliqué et attachant d'Angélique, qui a connu la rue et travaille désormais dans un centre d'accueil pour femmes sans-abri. Rencontre avec une personnalité passionnée, pleine de rêves et d'idées.

Déborah Lukumuena est résolument elle-même. Ravie de défendre Les Invisibles, au cinéma le 9 janvier, la comédienne, qui vient de fêter ses 24 printemps, trace joliment son chemin, la tête haute et le cœur sur la main. Le réalisateur Louis-Julien Petit l'a remarquée dans Divines, son premier grand rôle au cinéma. Face à sa spontanéité et son talent brut, il a immédiatement pensé à elle pour camper Angélique, ancienne sans-abri qui travaille dans un centre d'accueil de femmes SDF et dissimule, par l'humour, des blessures béantes. Un rôle complexe qui captive son interprète. 

Le Journal des Femmes : Qu'est-ce qui vous a plu dans le scénario ?
Déborah Lukumuena :
Le sujet est très rare sur les écrans français, alors qu'il est terriblement d'actualité. Cela m'intriguait également de voir comment un homme mettait son genre de côté (ou pas) pour se concentrer sur le cinéma et la composition. Angélique est le seul personnage qui incarne la jeunesse et qui a été des "deux côtés". Elle a d'abord vécu la précarité, puis à son tour, elle découvre la solidarité et le fait de tendre la main pour aider l'autre. Sa jeunesse et son humour font que c'est la plus décalée, et celle qui met le plus de temps, volontairement ou non, à réaliser l'urgence de la situation. Audrey (Lamy, NDLR) campe un personnage qui ramène le spectateur à cette gravité, par opposition à la candeur et la fraîcheur d'Angélique. C'était intéressant à jouer, car cette Angélique existe réellement. C'est une jeune femme que Julien a rencontrée et avec laquelle il a correspondue.

Avez-vous ressenti une certaine pression à l'idée d'incarner un personnage qui existe réellement ?
Déborah Lukumuena : Je n'ai pas rencontré cette personne, ni avant le tournage, ni pendant. Je pense que cette précaution, à la fois involontaire et voulue, a aidé. Il ne s'agissait pas de calquer une personne. Les lignes principales de ce personnage ont été dessinées par un cinéaste qui a transposé son ressenti face à cette jeune femme, son combat, son parcours, son caractère. Tout cela a donné naissance à Angélique. J'ai fais confiance au réalisateur.

Selon vous, Angélique se construit-elle une carapace pour ne pas être confrontée à la réalité ?
Déborah Lukumuena :
Absolument. Elle a du mal à s'intégrer au groupe et elle rejette fortement ce sentiment d'être mêlée à tout ça. C'est une jeune femme complexée par le fait de ne pas savoir choisir, elle est en rejet permanent de l'autre et en même temps, elle crie à l'attention. Cette complexité est un trésor pour les comédiens. Il est intéressant de voir à quel point ce personnage s'engonce dans une espèce de déni face à soi et à la situation.

Les SDF ont été interprétées par des femmes qui ont véritablement connu la rue et s'en sont sorties. Le tournage n'était-il pas trop éprouvant ?
Déborah Lukumuena :
Audrey et moi avions une certaine appréhension de jouer avec des femmes qui "maîtrisent" beaucoup plus le sujet que nous. La question de la légitimité s'est posée, mais très vite, elles nous ont acceptées, on a vécu ensemble. C'était un long tournage, dans le froid, donc nous avons rapidement créé ce noyau chaleureux. La réalité est un peu un danger sur un plateau de tournage, elle nous a parfois submergées. Par exemple, la scène de l'art-thérapie a été, pour toutes, très bouleversante à tourner. D'un coup, ces femmes ont trouvé le courage de mettre leur histoire et leur vérité au service d'une fiction, de partager leurs expériences, leurs défaites. Je suis très sensible donc cela m'a rapidement percutée. Nous, les comédiens, on se cache derrière un rôle, un faux nom. Même si les émotions sont vraies, nous sommes quand même protégés par la barrière du fictif. 

Avez-vous appris à leurs côtés ?
Déborah Lukumuena :
Énormément. Humainement, ces femmes sont épatantes. En leur parlant, on apprend à relativiser. J'admire aussi cette dignité qu'elles gardent malgré tout ce qu'elles ont vécu. Je pense que les choses n'arrivent pas pour rien. Si j'ai tourné ce film à ce moment, je suis persuadée que, d'une manière ou d'une autre, c'était destiné. Il fallait que je relativise sur quelque chose. Je suis donc très contente d'avoir été impliquée dans un film qui nécessite une réflexion sur soi-même plus dense que d'habitude. 

Que peut-on faire, à notre échelle, pour aider la cause des sans-abri ?
Déborah Lukumuena :
Cela peut sembler bête, mais je pense qu'il faut déjà les regarder. Ce qui leur fait plus mal, c'est l'ignorance, le fait de ne pas les considérer. En philosophie, on apprend que l'on prend conscience de notre existence dans le regard de l'autre. Les sans-abri ne sont pas observés. Cela donne lieu à un espèce de déni de leur humanité, comme si on leur volait la seule chose qui leur reste dans la rue. Heureusement, des associations agissent sur le terrain, mais je pense qu'il faut se mobiliser à plus grande échelle et secouer le gouvernement sur ces sujets.

Ce genre de film est-il d'utilité publique, selon vous ?
Déborah Lukumuena :
Le cinéma touche pratiquement tout le monde. Parfois, les images, même fictives, sont beaucoup plus puissantes qu'un simple discours politique. Ce film porte la cause des sans-abri aux yeux de tous. Une fois que l'on prend conscience de la gravité de la situation, on peut se mobiliser et interroger notre "cher président". Cela fait écho à l'actualité. Malheureusement, une cause superpose souvent une autre. Les Gilets Jaunes sont légitimes, mais pour l'instant, ils occupent la place médiatique et la souffrance des sans-abri me semble occultée. Il faudrait peut-être profiter de ce chaos pour y intégrer les problèmes qui gangrènent la France en ce moment : l'homophobie, l'islamophobie, le racisme, les SDF, etc. Il faut unir cela dans un espèce de grand brouillard brumeux pour que cela explose et que l'on puisse agir ensemble.

Vous considérez-vous comme féministe ?
Déborah Lukumuena :
Aujourd'hui, "féministe" est devenu un gros mot, souvent associé à la misandrie. Oui, je suis féministe, mais je ne suis pas misandre, même si je regrette de devoir le préciser. C'est symptomatique de la société patriarcale dans laquelle on vit. Quand on dit que l'on soutient le mouvement féministe, on est obligé de mentionner le sexe opposé pour le rassurer et dire que l'on a rien contre lui.

Est-il important, pour une comédienne, de s'engager ?
Déborah Lukumuena :
Je ne me suis pas positionnée comme quelqu'un d'engagée, mais je pense que je le suis malgré moi ; je suis une actrice noire avec des formes. Je suis de nature révoltée, alors je me bats contre toutes ces choses qui m'indignent. La différence, c'est que je préfère lutter à travers mes films ou mes choix, plutôt que dans une tribune. En refusant de jouer des rôles clichés, en allant vers des rôles qui m'intéressent et où l'on ne m'attend pas forcément, je trouve que je m'engage. On m'a proposé de figurer dans le livre Noire n'est pas mon métier, j'avais accepté dans un premier temps, avant de refuser. Je soutiens ce collectif, mais je souhaite m'exprimer davantage avec les actes, moins avec les mots. Je préfère, par le biais de ma carrière, installer un espèce de discours latent. On saurait ce que je pense en me voyant.

Découvrez Les Invisibles, de Louis-Julien Petit, dès le 9 janvier dans les salles obscures.